Un jour M’barek Bouhchichi m’a raconté une légende obsédante de Tinghir, petite ville du sud-est marocain. C’est l’histoire d’un khammas [métayer] auquel on avait donné le sobriquet de Kizitt. L’homme avait fait vœu de célibat. Quand on lui demandait ses raisons, sa réponse était toujours la même : « Métayer, fils de métayer, petit-fils de métayer… j’ai décidé de mettre fin à ce lignage ».
Au sujet des Haratines (sing. Hartani) l’étymologie hésite. Le terme peut décrire une fonction (arabe ‘harrathine’ : travailleurs agricoles), un statut légal (arabe ‘hurr thani’ : esclave affranchi ou homme libre de second ordre) ou une couleur de peau (amazigh ‘Ahardan’ : couleur foncée). Dans la vallée du Drâa, un ordre social et économique strict a subordonné les Haratines noirs à d’autres groupes et les a exclus de la propriété foncière. Ils cultivent les terres des « blancs » pour un cinquième de la récolte.
Au fil du temps, les Haratines ont développé des méthodes avancées d’agriculture et de gestion de l’eau. Devant la discrimination des hommes et l’indocilité de la terre, ils ont persisté. M’barek Bouhchichi traduit cette persévérance par des formes simples et saisissantes. Par exemple, une série de rectangles en métal oxydé dont un cinquième de la surface est isolé et recouvert de cuivre. Les rectangles initiaux sont identiques mais les cinquièmes ont tous des silhouettes différentes. Face à une oppression immuable, la résistance prend des formes singulières.
Dans un contexte d’injustice écrasante, Bouhchichi avance des propositions visuelles affirmatives, un devenir-visible d’existences minorisées. Par exemple celle de M’barek Ben Zida (1925-1973), un poète-paysan noir de Tata et illustre praticien d’Ahwach – une forme de poésie orale accompagnée de musique et de danse et souvent pratiquée sous forme de joutes. A force de dénoncer les inégalités sociales et raciales, Ben Zida a créé une dissonance poétique au sein de la tradition ahwach qui évite d’aborder explicitement la politique. En mettant en mots des réalités passées sous silence, il a mis au jour un riche champ de possibilités socio-esthétiques. La poésie populaire au Maroc a toujours été liée à la nature. « On croit [que le poète] peut entrer en contact avec les forces de la nature, les apaiser ou les déclencher contre quelqu’un; il parle le langage des animaux, des plantes et des insectes. Le monde n’a pas de secret pour lui »[1]. La poésie de Ben Zida regorge en effet de « métaphores naturelles », mais la terre à travers lui parle une langue inouïe.
Deleuze et Guattari nous rappellent qu’il existe également un lien fondamental entre terre et métallurgie. « Le métallurgiste est le premier artisan spécialisé, dont la subsistance est rendue possible par la formation d’un surplus agricole. Le rapport du forgeron avec l’agriculture ne tient donc pas seulement aux outils qu’il fabrique, mais à la nourriture qu’il prélève ou reçoit »[2]. Sans oublier que le métal avec lequel il travaille provient de mines que l’on creuse dans la terre. Pour Bouhchichi, les forgerons du sud, qui comme les khammasa ont souvent la peau noire, sont des poètes à part entière. Poiein, en grec, c’est faire, créer, fabriquer, façonner. Les forgerons exercent l’activité magique de façonner des formes. Ils insufflent une vie nouvelle à la matière. A l’aide de métal et de feu, ils font, défont et refont des formes en fondant, en façonnant et en soudant. Leur travail nous rappelle à l’envi que rien n’est définitif ou immuable.
En apportant un éclairage nouveau sur les activités traditionnellement associées aux Noirs dans le sud marocain, M’barek Bouhchichi bouleverse symboliquement les divisions établies de l’espace et du travail. Il convertit des observations sociales en formes physiques. On pourrait appeler cela un matérialisme conceptuel. Le travail de Bouhchichi manifeste une foi en la matière – terre, sol, bois, métal –, une conviction que la matière, par sa qualité de présence et sa malléabilité, recèle un potentiel de rédemption.
L’exposition Les poètes de la terre associe terre (agriculture), métallurgie (artisanat) et poésie (protestation, invention de mondes). Elle repose sur une esthétique brute qui la maintient proche de la terre. Le travail de Bouhchichi met en scène un jeu incessant entre le physique et l’intangible. Le mot terre, se référant à la fois au sol matériel et à la patrie émotionnelle, refuse toute séparation nette entre matérialité et affect. C’est précisément ce va-et-vient qui permet d’ouvrir la question de la représentation. Plutôt que des interventions politiques explicites, ces œuvres sont les portraits en creux d’un peuple.
Plusieurs de ces travaux ont des airs de sérialité moderniste, qui provient tout aussi bien de l’intérêt de Bouhchichi pour les variations subtiles que procure la répétition dans le travail artisanal. De cela, la poésie amazighe offre une belle illustration. Son nom même, tandamt, véhicule les notions d’ordre et de motif, incarnées par la prosodie régulière. Les grands poètes, cependant, sont ceux qui surprennent leurs auditeurs en dépit des conventions. Ben Zida était de ces virtuoses du verbe – la preuve vivante qu’une singularité peut émerger d’un espace social surdéterminé. Il a connu la famine et l’exil, ainsi que l’humiliation de la part des blancs[3]. Il représente un modèle de libération, quoique sur un mode tragique. Pour M’barek Bouhchichi, Ben Zida est un prédécesseur, mais aussi un compagnon, un allié dans la lutte pour l’affirmation de soi : un témoin du témoignage de Bouhchichi en faveur d’un peuple et d’une culture.
Hélas, les traces laissées par Ben Zida ne sont que des sillons estompés dans un sol stérile. Sa voix lointaine est sans visage. D’où le désir qu’a eu l’artiste de sculpter le buste du poète et de le sculpter à plusieurs reprises. Pour construire son avenir, il faut – littéralement – parvenir à reconnaître son passé et à s’y reconnaître. De manière générale, ce travail exprime un besoin de corps, le besoin de donner corps. D’offrir une substance tangible à la légende qui se retire. De graver la mémoire dans la matière. Bouhchichi incruste les mots de Ben Zida sur des bâtons métalliques. Il offre à la poésie orale une permanence physique paradoxale en l’inscrivant sur un symbole matériel de l’éphémère : le bâton du poète errant. De même, ‘Le jardin des Haratines’ s’inspire des représentations mésopotamiennes de « l’arbre de vie ». L’œuvre s’empare d’un symbole traditionnel d’immortalité pour affirmer la présence indiscutable des Haratines en dépit des silences imposés par l’Histoire. A la fois délicates et menaçantes, ces sculptures semblent nous dire « J’y suis ! J’y suis toujours »[4].
Dans son poème ‘Digging’, Seamus Heaney se souvient de la capacité de son père et de son grand-père à travailler la terre, à manipuler une bêche. « Mais je n’ai pas de bêche pour suivre des hommes comme eux. / Entre le pouce et l’index / Le stylo trapu repose. / Je vais bêcher avec ». Heaney dresse le bilan d’une rupture générationnelle entre la poésie et la terre, tout en s’engageant à honorer, en tant que poète, la mémoire des anciens. Bouhchichi identifie une « poésie de la terre » dans les cultures noires méconnues de la vallée du Drâa, et se demande comment son art peut témoigner de ces modes de vie et de fabrication longtemps méprisés. Il ne cherche pas tant à creuser avec ses propres outils qu’à déterrer ces aînés oubliés pour apprendre d’eux et étudier leur parcours. Mais le travail plastique peut-il réparer la violence de l’histoire ? L’observation patiente peut-elle pallier les ruptures de transmission ? L’art peut-il défier les hiérarchies sociales ? Ce sont là quelques-unes des questions que le travail de M’barek Bouhchichi nous adresse de manière aussi insistante que discrète.
[1] A. Bouanani, « Introduction à la poésie populaire marocaine », Souffles n° 3, 1966.
[2] G. Deleuze & F. Guattari, Mille Plateaux. Minuit, 1980, p. 513.
[3] « Chaque fois que je suis tenté de maudire les blancs / une envie de dates point qui me commande de la boucler. / Les blancs n’aiment pas voir s’élever les Issoukines / Ils préfèrent les voir mener une vie de bassesse et d’humiliation »
[4] A. Rimbaud, « Qu’est-ce pour nous, mon cœur ».